Lorsque nous avons été invités à nous rendre au Cameroun
dans l'hypothèse d'une participation à la conception des fontaines
et de la statue de la Vierge de la Basilique, nous étions assaillis par des
questions de conscience. Pourquoi prendre aux artistes africains un travail qui leur
revient ? Allions-nous nous compromettre dans un Yamasoucro bis, et participer à
de somptueuses dépenses d'argent dans un pays où la pauvreté
exige d'urgence d'autres investissements? La réalité allait changer
notre vision des choses.
Tout se présentait à priori trés mal. Sandrine eut un accident
qui faillit lui coûter la vie quelques jours avant notre premier départ.
Malgré tout, nous arrivions à Yaoundé un mois plus tard, quelques
jours après un drame particuliérement meurtrier. Un train stationnant
en gare de marchandise avait explosé avec son chargement d'essence tandis
que des milliers de resquilleurs venaient y remplir seaux et jerricanes. 200 morts.
La population était sous le choc et dans les hôpitaux de nombreux brulés
souffraient ou agonisaient. Au lendemain de notre arrivée, à la messe
de Réquiem dans la Cathédrale bondée, Mgr Zoa fustigea l'irresponsabilité
de tous. "Vous êtes responsables de la misère. Elle n'est pas une
fatalité". Il s'adressait à tous et chacun en prit pour son grade;
les autorités bien sûr - le Président Biya était présent
- mais aussi les parents qui avaient envoyé leurs enfants à la mort
et à tous ceux qui avaient laissé faire. Sa colère sonnait juste.
Le choc devait à tout prix éveiller les consciences, protéger
l'avenir et construire la sécurité. L'homme pour qui nous allions travailler,
sa force et sa lucidité avait forcé notre admiration.
Si Monseigneur Zoa avait tant attendu avant d'engager des artistes, c'est qu'il craignait
par dessus tout que ses choix soient source de discorde. A la différence des
nombreux autres ouvriers du sanctuaire, l'artiste, par la nature de son intervention,
sortirait inévitablement de l'anonymat. Privilégier une personnalité
aurait signifié mettre son ethnie à l'honneur au détriment de
toutes les autres. Engager plusieurs artistes, dans "le pays aux 200 ethnies",
n'aurait satisfait personne et l'unité de style pour l'ensemble d'Art sacré
en aurait pâtit. Aprés une longue hésitation, sa décision
était prise : il était préférable d'engager des artites
étrangers de crainte de semer la guerre dans une oeuvre de paix.
A notre grande surprise, seul le travail sur les vitraux était engagé.
A huit mois de la date fixée alors pour la consécration, l'Autel, le
Tabernacle, l'Ambon, le mobilier du Choeur, le décor des portes principales,
les céramiques et les fontaines étaient encore à concevoir.
L'attente implicite à notre égard était considérable.
C'est en l'espace d'une courte semaine, dans une petite salle prêtée
par les soeurs en guise d'atelier, que nous avons vu émerger de nos mains
les idées maîtresses et le fil conducteur de toutes ces réalisations.
Jamais dans notre vie d'artiste une telle chance ne nous avait été
donnée, un tel défi aussi. Jamais surtout nous n'avions ressenti à
ce point la force de l'inspiration, comme si nos actes avaient été
dictés, et s'avéraient en osmose avec la situation.
Mgr Zoa est mort le 8 mars 98 laissant le pays stupéfait et orphelin. Nous
ne l'aurons jamais rencontré. Il avait eu le temps de donner la direction
de notre travail par le thème des sept sacrements. Sa disparition nous obligeait
plus encore à connaître sa pensée pour accomplir, par notre intervention
l'oeuvre, qu'il avait conçue. Ses collaborateurs étaient mûs
par le même sentiment d'obligation et la ferme volonté de faire aboutir
le chantier dans les délais qu'il avait fixé. C'est dans ce souci d'efficacité,
connaissant les aléas de l'Afrique, qu'il nous fût expressément
demandé avant signature de notre contrat, de réaliser toutes nos oeuvres
en France et de les importer. Cette obligation nous semblait injuste, contradictoire
avec la philosophie de l'ouvrage et moralement inacceptable. Allions-nous voler à
la terre d'Afrique un symbole aussi important que d'extraire l'Autel de ses entrailles?
et pourquoi priver les camerounais de la réalisation des oeuvres d'Art sacré
de leur Basilique?
Nous avons émis comme condition que les oeuvres soient réalisées
avec les matériaux du pays et avec des gens du pays, qu'il conviendrait d'honnorer
d'une co-signature. Contre notre engagement à tenir les délais, notre
contrat fut signé. Il fallait à présent réussir en sept
mois ce pari fou dans un pays inconnu. Entre angoisse et ivresse se formait au fond
de nous, contre toute évidence, une curieuse confiance. La suite des évenements
fortifia en nous la certitude d'accomplir une action juste, confortée, pas
à pas, par des signes de la providence.
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